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Le film de famille


Par Laurence Bazin, 

En 1923, Charles Pathé fait le pari du « cinéma chez soi », il invente un projecteur puis une caméra, tous deux légers et faciles à manipuler, qui permettent à des néophytes de se lancer dans l’aventure cinématographique. Ainsi, quelques années après les Frères Lumière, des amateurs fortunés et férus d’innovations techniques, filment à leur tour les « repas de bébé » mais aussi les chapeaux cloches, les premières automobiles et les chevaux de trait dans les champs. À partir des années 1960, cette pratique se démocratise. C’est toujours la naissance de bébé qui motive l’achat de la caméra mais avec l’arrivée du format 8 mm, de la machine à laver et des Trente Glorieuses ce sont les classes moyennes qui se mettent au cinéma.

A l’occasion d’une collecte de films tournés dans les grands ensembles, Marie-Catherine Delacroix, fondatrice de Cinéam, écrivait 

 

« Pourquoi convoquer des films d’amateurs ? Que nous apprennent-ils ? Essayons de répondre aussi au cinéaste amateur qui s’étonne parfois et dit « ça ne va pas vous intéresser, je n’ai filmé que ma famille ! ». Effectivement, le cinéma amateur est le cinéma des particuliers, c’est de leur vie dont il s’agit.  Des habitants des grands ensembles ont filmé leurs proches. C’est leur vie dans ces lieux qui nous intéressent, que nous cherchons à mieux connaître.

Les fêtes religieuses sont immortalisées et, dans les jardins de la mairie, la communiante pose devant les grues des chantiers en toile de fond : la banlieue se transforme, se construit, on fait partie de cette évolution et on est fier ! Le progrès fait rêver : on regarde les avions s’envoler, on filme le dimanche à Orly ! Si on ne peut pas encore s’embarquer pour de lointains voyages, on retourne fréquemment aux sources, en province, chez des parents, petits paysans. Sur la pellicule, les images défilent souvent sans ordre apparent, sans titre, et on passe sans transition de l’immeuble à la ferme. Contraste des conditions de vie… entre les générations. » (1)  

Ces films sont une source méconnue de connaissances, dont l’intérêt dépasse le cadre familial. Ils constituent un patrimoine précieux, une chance, une richesse pour nous aider à comprendre l’évolution de nos modes de vies, les transformations du paysage, l’histoire de notre région.Mais si nous prenons tant de plaisir à travailler avec ces images, c’est aussi parce qu’elles ont une poétique et une grâce qui leur sont propre, celle des surexpositions, des mouvements trop brusques,

des coupes à l’emporte-pièce mais aussi des regards complices, des instants magiques ou drôles et une spontanéité rare, qui puise dans la poésie invisible du quotidien.« Dans cette époque saturée de visuel, ces images ont une force et une authenticité rafraîchissantes. En apprécier la valeur signifie aussi prendre conscience d’une certaine force originelle, être conscient que là se trouve une dimension perdue mais forte du cinéma » (2)

 

Pourquoi ce charme ? Peut-être parce que ces images sont d’abord un acte d’amour, le fruit de cette vaine tentative : 

« le bonheur passe, fixons-en les instants » (3) . Car, de quoi s’agit-il, inlassablement, dans ces petits bouts de films ? Quel en est le sujet ressassé, sinon le désir de capter les moments fugitifs du bonheur ?

 

(1) Marie-Catherine Delacroix, in Des ensembles assez grands – Mémoire et projets en Essonne, cahier n°11 de La Maison de Banlieue et de l’Architecture, 2005

(2) Eric de Kuyper, in Le film de famille, direction Roger Odin, Editions Klincksieck, 1995

(3) Laurent Roth, Ma vieille tante vient de mourir, in Filmer le passé dans le cinéma documentaire, Editions Addoc, L’Harmattan 2003